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10 janvier 2017

La nourriture dans le Ventre de Paris, d'Emile Zola

 

La nourriture dans le ventre de Paris Emile Zola-tsilla's univers-tsilla66Dans la préface de la collection "Le livre de poche" (classiques de poche), Robert Abirached soutient que : "L'idée neuve qui a soulevé l'Europe, de la Restauration à la troisième République, ce n'est sûrement pas le bonheur : c'est l'appétit".1 A cette période émerge une nouvelle idéologie d'abord biologique, puis économique : le Darwinisme. Si Darwin lui-même n'a jamais cautionné cette doctrine, elle n'en reste pas moins innovante et marquée par l'animalité. En effet, elle ne préconise plus seulement que l'Homme soit un loup pour l'Homme, elle émet aussi l'hypothèse que le plus fort est celui qui dévore le plus faible. La société devient dès lors une chaîne alimentaire au sommet de laquelle règnent les bourgeois, dont les appétits sont gargantuesques.

Robert Abirached déclare que les intentions de Zola étaient de : "décrire les Halles de Paris dont les premiers pavillons avaient été inaugurés en 1857, et d'installer dans ce cadre moderne inédit en littérature un sujet typique du second Empire : le retour d'un proscrit [Florent, ancien bagnard], parmi les siens [Quenu, son demi-frère et sa femme Lisa] jusqu'à sa dénonciation et son arrestation finales. Voilà bien de "l'histoire naturelle et sociale" conforme au dessein déclaré de l'auteur, mais que se passe-t-il en fait? [...] les Halles deviennent un lieu mythique, où la civilisation bourgeoise se traduit et s'incarne tout entière; le devenir du monde se projette dans la lutte éternelle des Maigres et des Gras, tandis que les destinées individuelles de Florent, Lisa, de Gavard, de tous les habitants de ce quartier de Paris, se composent dans une geste plus vaste : Zola écrira le roman de l'Appétit, l'épopée du Ventre-Roi."2

D'ailleurs, Zola nous livre, avec le Ventre de Paris , un tableau social dont la toile de fond n’est autre que les histoires de la vie quotidienne. Effectivement, Zola est l’un des premiers romanciers à faire entrer dans la composition de son roman les êtres et les faits ordinaires, les querelles insignifiantes des poissonnières et des charcutières. Le drame individuel devient dès lors l'expression du drame historique. Le tout est dessiné avec précision, et un microcosme en effervescence se dévoile peu à peu sous sa plume. Le romancier se fait observateur et metteur en scène de cette vie qui grouille et pullule sous les Halles, comme il l'affirme dans la préface des Rougon-Macquart, en 1871 : "Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble."

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'état à la trahison de Sedan.

Pourtant, son roman ne plaît pas aux académiciens et aux aristocrates. Selon eux, seul Rabelais était digne de poétiser des festins, de donner corps aux excès alimentaires et aux appétits de géant de ses personnages. Ils perçoivent les Réalistes comme des vermines, « La Charogne » de Baudelaire choque, le Ventre de Paris écœure.

D’ailleurs, Jules Barbey d’Aurevilly écrivait dans Le Constitutionnel (le 14 juillet 1873), à propos du Ventre de Paris que : « Telle est la signification de son livre : faire de l’Art en faisant du boudin ! ». Il s’agit précisément de l’objectif de Zola, représenter les Halles comme un ventre, en disséquer le fonctionnement et le mécanisme de ses industries, qui en sont le « système intestinal ». Ce critique (qui était aussi romancier) ajoutait que : « l’art de l’avenir, industriel et athée » a été : « imaginé par les pouilleux du temps actuel ! Il y a ce somptueux amour du vulgaire et du bas qui distingue ces Sans-culottes du Réalisme, en Révolution contre tout ce qui n’est pas vulgaire et bas comme eux. »3

Zola s’est présenté vingt fois à l’académie française et a été refusé vingt fois. Pourtant, le Ventre de Paris est aujourd'hui une œuvre majeure de la Littérature française, une littérature à la fois savante et savoureuse, où se mêlent saveurs et savoirs.

Au menu de cet article, nous nous demanderons dans quelle mesure la métaphore alimentaire exprime la vision du monde qu'a l'auteur.

En entrée, nous analyserons les savoirs scientifiques qui découlent du Ventre de Paris, puis nous prendrons en plat principal le temps de décortiquer le savoir-faire artistique de l'auteur, avant de goûter au dessert : une critique virulente d'une société en manque de savoir-vivre et de savoir-être.


I) Ventre de Paris désossé sur son lit d'explications historiques

Comme il le dit dans L’œuvre, Claude, un ami de Florent aime peindre des ventres : "Le ventre, moi, ça m'a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. c'est si beau à peindre, un vrai soleil de chaire". Par ailleurs, le ventre est le poumon de ce roman.

A) Les Halles, un ventre de métal et de fer

 

La nourriture dans le ventre de Paris Emile Zola-tsilla's univers-tsilla66Au XIXème siècle, le paysage urbain français se modifie profondément : des constructions s’érigent de part et d’autres dans Paris, la ville se transfigure sous Haussmann. A l’origine, les Halles étaient un forum, à la fois culturel et commercial, un marché couvert, sous les toitures de divers pavillons en verre, en bois et en métal. Ce fut le premier édife pour lequel ces matériaux furent utilisés.4  Les Halles furent imaginées par Victor Baltard et construites entre 1854 et 1870, soit seize années de travaux. Le ventre de Paris a été édifié au cœur même de la Capitale. En 1971, les pavillons furent détruits suite à un projet de réhabilitation et le quartier des Halles fut bâti et réorganisé tel qu’il l’est aujourd’hui. Le marché fut quant à lui déporté à Rungis.5

Les Halles furent longtemps l'un des seuls lieu d'approvisionnement en aliments de la Capitale, malgré l'instauration d'autres marchés couverts à Saint-Martin.6 Les Halles débordaient de nourriture. Chaque pavillon construit par Baltard abritait ses propres denrées : produits de la mer, fruits et légumes, etc.

Pourtant, les Halles ne sont pas à taille humaine d'après Charlotte Cabot.7 En effet, les Halles sont une sorte de corne d'abondance qui abreuvent les commerçants, tandis que sur leurs parvis, des hommes meurent de faim, comme Florent, le personnage principal de l'histoire, ou Claude (peintre et ami de Florent). Le progrès agricole et scientifique a permis cette opulence. Paradoxalement, celle-ci semble assécher le cœur de ceux qui en bénéficient : (extrait du chapitre 5) : "C’était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtels, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du Port-Salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts, d’un vertige continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que c’étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort."

 

La nourriture dans le ventre de Paris Emile Zola-tsilla's univers-tsilla66Zola met en évidence au travers de cette description que ce ne sont pas uniquement les cœurs de meule qui pourrissent, ce sont aussi les cœurs de ses personnages. Les étalages sont submergés de fromages qui empuantissent moins l'atmosphère que les paroles vaines et infectes des deux femmes.

Abirached dit à ce sujet qu': "A chaque fois la description prolifère jusqu'à produire une impression d'écrasement et de saturation, [...] C'est une explosion continue, comme une mer qui monte et qui emporte tout sur son passage".8 Les descriptions sont "pentagruéliques".

L’hyperbole, l'accumulation et la personnification sont des procédés récurrents dans le Ventre de Paris qui dénoncent à la fois l'excès des denrées alimentaires et la vacuité des personnages. Par exemple, si Lisa la charcutière est grasse, cependant, sa compassion est maigre. Il s'agit d'un paradoxe. Celui-ci pourrait être le résultat d'une politique et d'une Histoire : celle du Second Empire.

B) Les Halles, Un système intestinal

Selon Charlotte Cabot : « Dans ce livre, les aliments traduisent la réalité des rapports sociaux. Soit l'on mange, soit l'on est mangé »

En fait, le thème de la nourriture est employé à l'envers, les Halles ne nourrissent pas, elles dévorent5. Au travers des Halles l'image d'une révolte se profile : celle de Florent. Il proclame celle-ci au chapitre 2 : « Je me suis juré de ne rien accepter de l’Empire » Catherine Gautschi-Lanz dans Le roman à table, nourriture et repas imaginaire dans le roman français 1850-1900 dit que Zola ouvre l'espace de l'intimité familiale au lecteur et jette ainsi la lumière sur la petite histoire. Ainsi, en écrivant, l'auteur projette-t-il aussi l'éclairage sur la grande, car les récits anecdotiques des personnages, comme ceux de Florent, sont le reflet d'une vie politique. En outre, les Halles, de part leur architecture, floutent les lignes de la vie intérieure et extérieure, celle de la vie privée et de la vie publique6.

En effet, l'intrigue qui semblerait anodine dessert finalement une critique de l'Empire. La révolte de Florent traduit peut-être celle de Zola. Il l'exprime et l'exploite dans les descriptions des fromages, ou de la charcuterie. Par exemple, au chapitre 2, Florent narre à Pauline, la fille de son demi-frère, son histoire. Florent est un ancien bagnard, arrêté à cause de ses envies révolutionnaires. Pauline, intriguée par ce personnage, lui demande de raconter l'histoire de l'homme "mangé par les bêtes". Celle-ci est rythmée par la préparation du boudin faite par Quenu, qui ne l'écoute pas. Comme dans la scène des commis agricoles de Madame Bovary, les dialogues de Florent sont entrecoupés des paroles de Quenu. Si l'effet est comique dans Madame Bovary, il est tragique dans le ventre de Paris, voire ironique et proleptique, puisque Lisa, la belle-sœur de Florent, le dénoncera à la préfecture. En fouillant dans sa chambre sur les conseils d'un prêtre, elle trouvera des plans de la rébellion organisée par son beau frère. Florent sera alors perçu comme une menace : « elle vit ces hommes, […] voler les saucisses et les andouilles de l’étalage. » (chapitre 5), qui lui volerait non pas son argent, mais sa nourriture. Il s'agit d'une métaphore : Florent menace ses appétits physiques, mais aussi sociaux et économiques. Florent sera donc dévoré, broyé comme un boudin, car sa révolte est indigeste. Il est étiqueté tel un déchet et sera excrété de ce système digestif. Il est même comparé implicitement à un virus qui amaigrissait le ventre de Paris, dans les dernières lignes du roman : "Alors, Claude leur montra le poing. Il était exaspéré par cette fête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras, s'arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion. Comme il s'arrêtait en face de la rue Pirouette, le spectacle qu'il eut à sa droite et à sa gauche lui porta le dernier coup. [...] A sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenait toute la largeur de la porte. Jamais son linge n'avait eu une telle blancheur; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s'était encadrée dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grand calme repu, une tranquillité énorme, que rien ne troublait, pas même un sourire. C'était l'apaisement absolu, une félicité complète, sans secousse, sans vie, baignant dans l'air chaud. Son corsage tendu digérait encore le bonheur de la veille; ses mains potelées, perdues dans le tablier, ne se tendaient même pas pour prendre le bonheur de la journée, certaines qu'il viendrait à elles. Et, à côté, l'étalage avait une félicité pareille; il était guéri, les langues fourrées s'allongeaient plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air désespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans la cuisine, accompagné d'un tintamarre réjouissant de casseroles. La charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les bandes de lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre les marbres, mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe du ventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnait aux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de forte mangeuse. [...]"

Ce combat mythique de Quenu contre Florent renvoie, selon Robert Abirached, au combat d'Abel contre Caïn : "Ainsi, l'histoire [...] finit-elle par prendre l'ampleur d'un mythe politique". Catherine Gautschi-Lanz souligne qu'il s'agit, dans le ventre de Paris, d'un "conflit politique entre les Gras et les Maigres." Elle ajoute que : "En lui conférant des traits mythiques [...] Zola passe de la réalité du symbole pour obtenir un effet dramatique". Le ventre de Paris est un :"réceptacle de déchets ménagers et d'ordure langagières"

3-L'ascèse des Gras et la chute des Maigres

Finalement un autre combat s'incarne dans ce duo mythique : celui de la Matière et de l'Esprit. En effet, les paroles de la petite Pauline : "l'histoire de l'homme mangé par les bêtes" pourraient être comprises à double sens. Les "bêtes" sont un terme polysémique, caractérisant à la fois la « Partie animale dans l'homme, celle des instincts et de la sensualité, que les philosophes opposent traditionnellement à la partie spirituelle, à l'âme. » et un « Être sot, inintelligent »1. Florent est un intellectuel, qui a fait des études de droit dans le but d'être professeurs, tandis que Quenu n'a pas fait d'études. Quenu ne sait pas lire, et c'est là l'ironie du sort : le charcutier est aussi une andouille. Entre les deux frères, le parallélisme antithétique est notable : Florent, qui possède un intellect sustenté par l'éducation (à l'intelligence cérébrale s'ajoute celle du cœur) sera celui qui sera descendu dans cette société, tandis que Quenu dont l'intellect est dicté par des instincts primitifs (ceux du bas corporel et plus précisément ceux du ventre) sera élevé comme un modèle social. Il y a d'emblée une opposition entre "l'homme" et les "bêtes".

Au XIXème siècle, l'éducation devient obligatoire (1861) et accessible aux filles (Loi Duruy, 1867). En parallèle, le travail infantile est réglementé (loi du 22 mars 1841). De plus, le Positivisme, nouveau courant de pensée, dont le chef de file est Auguste Comte, a amené l'ère scientifique. On essaye de comprendre et connaître le corps, son fonctionnement, ses mécanismes.

Une nouvelle méthode médicinale fait son apparition, celle de Claude Bernard (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865). Claude Bernard définit l'expérience comme étant « au fond qu'une observation provoquée ». Dans son œuvre, il explique qu' il faudrait saisir la forme de la vérité scientifique, c'est-à-dire la loi, et chercher le lien entre les phénomènes (appelé le déterminisme absolu). Le but même du positivisme est d'expliquer le monde par des lois, en trouver le déterminisme1. Ce n'est pas en expliquer les causes (objet de métaphysique), mais bien l'origine. Zola a lu Claude Bernard, et, en remplaçant le mot "médecin" par le mot "auteur", on peut retracer l'un des projets du romancier : étudier l'Homme sous toutes ses facettes. Emile Zola, dans une lettre à adressée à Jules Lemaître le 14 mars 1885, soutenait que : "Vous mettez l'Homme dans le cerveau, je le mets dans tous les organes." Dans ce roman-ci il analyse la place et le rôle du système digestif, et la façon dont celui-ci gomme le cœur dans l'organisme des personnages lorsqu'il dvient prépondérant. Zola a aussi étudié Taine et Lavater. Victor Frédéric Alexandre Ysabeau, dans Lavater et Gall : Physiognomonie et phrénologie rendues intelligibles pour tout le monde; exposé du sens moral, des traits de la physionomie humaine et de la signification des protubérances de la surface du crâne relativement aux facultés et aux qualités de l'homme, affirme que :"La physiognomonie, dans le sens le plus large de cette expression, est l'étude de l'Homme intérieur et moral, par l'observation de l'Homme extérieur et physique. [...] C'est le résumé de sa vie intellectuelle et morale et sa vie physique. Tout cela se résume en signes extérieurs et physiques dont chacun à un sens; c'est, dit Lavater, le spectacle le plus digne d'être vu, de même que l'Homme est le spectateur le plus digne de le voir" Etudier Lavater, c'est étudier les deux natures humaines : l'une animale, et l'autre, celle qui lui est supérieure : la vie intellectuelle. Ces savoirs sont retranscrits dans le Ventre de Paris, sous forme poétique et romancée. Quenu est un Gras, Florent un Maigre. L'antagonisme de la matière et de la spiritualité s'incarne dans l'opposition des Gras et des Maigres : cet aspect morphologique est effectivement révélateur de la psychologie des personnages, de leur place et de leur rôle dans la société. Quenu est bien incorporé à cette société qui rend un culte à la Matière, tandis que Florent s'y oppose et en est exclu. Dans le Ventre de Paris, les Halles apparaissent comme "la représentation métonymique de l'Empire lui-même"1, et la petite bourgeoisie est vivement décriée, car la matière prévaut sur l'intellect.

Catherine Gautschi-Lanz y voit un tableau de la bourgeoisie dressé "au vitriol", lequel est brossé avec une précision sociologique. La science sociale était, par ailleurs, nouvelle et inventée par Comte lui-même, elle figurait au haut du panier du positivisme. Dans le Ventre de Paris découlent le savoir, un savoir scientifique, une analyse historique fine d'une période : celle du second Empire. La nourriture est un média de dénonciation politique, mais aussi un média d'affirmation d'une esthétique moderne.

II-Filet d'esthétique du roman naturaliste à la sauce moderne, saupoudré d'impressionisme

Zola commence sa carrière comme critique d'Art. Il soutenait, lors de la rédaction du Ventre de Paris, les peintres impressionnistes. Le Ventre de Paris ne sert pas seulement à dénoncer, il sert aussi à affirmer une esthétique moderne. L': "On peut considérer Le Ventre de Paris comme une sorte de manifeste d'Art moderne. Un manifeste où la nourriture occupe une place de choix : en élevant celle-ci au niveau du spectacle esthétique, Zola l'arrache au silence dédaigneux par lequel la littérature l'a pendant trop longtemps censurée" d'après Catherine Gautschi-Lanz.

1-Une esthétique du paradoxe

Le réalisme et le naturalisme ne sont pas absents des Halles de Paris : ils se retrouvent dans les descriptions de la vie quotidienne des personnages, mais aussi dans le vocabulaire ou l'utilisation de sociolectes (parler propre à un groupe social). Pourtant, de nombreuses descriptions sont plus poétiques que réalistes. Il s'agit d'ekphrasis (répresentation dans l'écriture d'une oeuvre d'Art comme un tableau, ou, écriture qui reprend les procédés d'autres arts comme la peinture) : Zola écrivait comme il aurait aimé peindre.

Les Halles, par exemple, sont esquissées telle une œuvre d'Art, comme le montre cet extrait du chapitre 1 : "Il [Florent] leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portique de lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie du levant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulait jusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante." et celui-ci du chapitre 3 : "Il se plaisait aussi, le soir, aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les fines dentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel; la lumière de cinq heures, la poussière volante des derniers rayons, entrait par toutes les baies, par toutes les raies des persiennes; c'était comme un transparent lumineux et dépoli, où se dessinaient les arêtes minces des piliers, les courbes élégantes des charpentes, les figures géométriques des toitures. Il s'emplissait les yeux de cette immense épure lavée à l'encre de Chine sur un vélin phosphorescent, reprenant son rêve de quelque machine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers, entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous la chaudière. A chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les ombres noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant, s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. "

La lumière devient à la fois un feu puissant, au travers d'une métaphore filée et de l'isotopie (répétition d'un sens de mots en mots, exemple : levé et source : isotopie du commencement) du feu, et une pluie dorée dans laquelle se noie le pavillon. Il ne s'agissait pas de donner une réalité à la lumière, mais de la poétiser, la rendre plastique à travers des images antithétiques. L'esthétique du Ventre de Paris est imprégnée de ces alliances des contraires : les Halles sont, par exemple, un ventre de fer, mais aussi une œuvre d'Art moderne. L'esthétique du paradoxe dans ce livre appuie l'opposition entre les Gras et les Maigres et rythme des compositions qui sont innovantes, comme : " Le pavé était devenu gras, bien que le temps fût sec" (chapitre 1).

Ces descriptions sont d'autant plus modernes qu'elles sont saupoudrées d’impressionnisme.

2-Une peinture romancée

Jouer avec le clair-obscure et les effets chromatiques est le savoir-faire d'un peintre. Zola s'empare de cet Art et rend ses compositions plastiques, presque irréelles. Il s'inscrit dans un courant alors déconsidéré : l’Impressionnisme.

En effet, la peinture académique est exposée dans les salons officiels (et plus particulièrement le Salon de Paris), alors que les peintures impressionnistes sont exposées dans des salons officieux : le salon des refusés (dont celui de 1874). L’Impressionnisme est un terme péjoratif utilisé par le journaliste Louis Leroy dans la revue Charivari pour évoquer le tableau de Monet "Impression soleil levant"11. Ces peintres et leurs prédécesseurs, qui leur avaient ouvert la voie, mettent en lumière des sujets du quotidiens : meules de foin, gare, marchés, déjeuner sur l'herbe avec des prostituées...Les sujets ne sont ni historiques, ni mythologiques : ces peintres firent entrer dans l'Art de vulgaires objets et des objets vulgaires. De plus, la technique est renouvelée : les touches de couleurs et les jeux de contrastes permettent de créer un dynamisme et du mouvement.

Zola ne voulait pas seulement soutenir les impressionnistes dans son roman, il voulait les copier : "Je n'ai pas seulement soutenu les impressionnistes, je les ai traduits en littérature par touches, notes, colorations, par la palette de mes descriptions"12, voire de les dépasser. Il y a une concurrence certaine entre la plume de Zola et les pinceaux des impressionnistes. Il n'y a pas d'ekphrasis dans l’œuvre de Zola, mais certaines descriptions y ressemblent, comme celle-ci, extraite du chapitre 1 :

"Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’un gris très-doux, lavant toutes choses d’une teinte claire d’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c’étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes ; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle ; les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze ; les choux rouges, que l’aube changeait en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l’autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la rue Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allumaient ; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.

Claude battait des mains, à ce spectacle. Il trouvait « ces gredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. Et il soutenait qu’ils n’étaient pas morts, qu’arrachés de la veille, ils attendaient le soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pavé des Halles. Il les voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s’ils eussent encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il disait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue."

D'ailleurs, le personnage de Claude, qui est peintre, donne à voir des tableaux dans le Ventre de Paris. Son point de vue permet d'introduire une vision moderne et morcelée de la nourriture, de créer des effets chromatiques et des jeux de lumières, propres à l’Impressionnisme. Il ajoute une dimension picturale à cette œuvre romanesque. Le regard de Claude est essentiel dans ce roman : il éclaire celui-ci, car Claude est un personnage itinérant que le lecteur suit et retrouve à chaque chapitre, dans tous les pavillons des Halles. Claude rencontre Florent dès le premier chapitre, mais il est aussi présent dans le dernier. Il commente l'arrestation de son ami, et le roman se termine sur ses mots :

"Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille, pris de colère à les voir si bien portantes, si comme il faut, avec leurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d'une voix fâchée:

- Quels gredins que les honnêtes gens!"

Dans l'extrait précédent, il jurait contre les "gredins de légumes", et dans les dernières lignes, il s'insurge contre "les gredins d'honnêtes gens". "Gredin" désigne une "personne dénuée de toute valeur morale et ne méritant aucune considération"13. La personnification et l'antithèse sont notables. Elles mettent en lumière la vraie nature des aliments et de ceux qui les mangent. D'ailleurs, les tableaux éclairés du Ventre de Paris sont obombrés par des personnages noirs et des scènes violentes.

3-Poétisation du macabre

L'angoisse et la violence sont poétisés dans le Ventre de Paris.Dès le premier chapitre, Florent s'inquiète : "Et il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture, au fond des ténèbres ; il y rentrait, sur un lit de légumes ; il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu’il sentait pulluler autour de lui et qui l’inquiétait.". Puis, son sentiment s'intensifie en crescendo et se transforme en angoisse au troisième chapitre : " Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussi terribles; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomac étroit d'homme maigre se révoltait, en passant devant ces étalages de poissons mouillés à grande eau, qu'un coup de chaleur gâtait. Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient, comme s'il avait eu une indigestion d'odeurs. Lorsqu'il s'enfermait dans son bureau, l'écœurement le suivait, pénétrant par les boiseries mal jointes de la porte et de la fenêtre. Les jours de ciel gris, la petite pièce restait toute noire; c'était comme un long crépuscule, au fond d'un marais nauséabond. " De plus, le sang est omniprésent : dès le premier chapitre quand Quenu et Lisa préparent du boudin, et Quenu crie « Passez-moi le sang ! ». Quant à Marjolin, il éclate la tête des pigeons dans le sous-pavillon de la volaille. Marjolin est un enfant abandonné, "recueilli" par les Halles (chapitre 4), il est inséparable de sa compagne Cadine. Ils ont grandis ensemble et ont été élevés par la mère Chantemesse. Ils sont comparés à des "bêtes humaines" :"Elle [Cadine] était très méchante, elle inventait des histoires pour lui [Marjolin] faire peur, lui disait que, l’autre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d’angoisse, lui demandait des détails ; et elle se moquait de lui, elle finissait par l’appeler « grosse bête » [...] Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses, abandonnées à l'instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussé comme des plantes tout en chair. Cadine à seize ans, était une fille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle. Marjolin, à dix-huit ans, avait l'adolescence déjà ventrue d'un gros homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle découchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles" (chapitre 4). Cadine et Marjolin ne sont pas de belles plantes, ils seraient plutôt des fleurs du mal. Ils sont comparés à des plantes car ils ont l'intellect des légumes. En outre, ce sont des personnages sensuels qui s'ébattent dans les paniers à légumes, ou dans la cave à la volaille. Ils sont fascinés par la mort et le sang, ils trouvent l'horreur exquise et le spectacle des triperies leur est détectable :"Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile à terre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrant les déchirements saignants de la gorge, les cœurs de bœuf solides et décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson à fleur de peau, c'étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils rêvaient à quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des rails posés sur les marches de l'escalier, écoutant le cri des roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c'était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s'approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, à voir les tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casser une à une les têtes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures à attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu'à la fin arracher les langues et dégager les cervelles des éclats des crânes. Parfois, un cantonnier passait derrière eux, lavant la cave à la lance; des nappes ruisselaient avec un bruit d'écluse, le jet rude de la lance écorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang." Les cadavres sont employés comme des objets dramatiques, le macabre devient poétique. Les désirs d'amour de Cadine et Marjolin semblent confondus avec un désir de mort, comme Roubaud et Catherine dans La Bête humaine.

Le projet naturaliste du Ventre de Paris est donc secondé par un projet esthétique. Zola, en plus d'utiliser des sociolectes, d'hachurer les mots (en utilisant par exemple des apocopes), ou d'incorporer du vocabulaire vulgaire à sa composition romanesque, ajoute une dimension picturale et poétique. Dès lors, il ne peint plus seulement des personnages : il épluche aussi les diverses couches sociales pour nous offrir le tableau le plus complet d'une époque dominée par ses appétits.

III- Douceur glacée de société déconfite aux arômes piquants, noyée dans ses propres débordements

Enfin, dans le Ventre de Paris, « Zola dresse le portrait moral d'une époque dominée par "l'or et la chaire", l'argent, le pouvoir et la sexualité, les pulsions"14.

1-Des personnages confondus avec leurs milieux

Dans la théorie de positiviste, le milieu explique l'évolution de l'individu. Chez Zola, les personnages sont confondus avec leur milieu : le physique ou l'ethos des personnages sont assimilés à la nourriture environnante. Il sont décrits comme étant l'un des produits qui débordent de leurs étalages, qu'ils consomment ou qu'ils vendent. Par exemple, les rondeurs et les joues roses de Quenu ne sont pas sans rappeler celles des cochons. Quant à la poissonnière, elle est sûrement décrite comme une morue. Sa beauté physique n'est pas en cause, il s'agit de son intériorité. Il y a un rapprochement entre la physionomie de celle-ci et les produits de la mer qui submergent ses étalages, comme le marque le chapitre 3 : "Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques ; elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sang ramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée ; elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses ; elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florent souffrait ; il ne la désirait point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie ; il la trouvait irritante, trop salée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent trop fort." Enfin, Lisa la Charcutière, est décrite comme un boudin parmi les boudins dans cet extrait du chapitre 2 : " La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. [...] elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté; même au plafond, il la retrouvait, la tête en bas, avec son chignon serré, ses minces bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement."

D'après Charlotte Cabot, Lisa est identifiée comme un ses produits, elle-même devient un bien de consommation. En outre, Catherine Gautschi-Lanz soutient que Lisa se détache des charcuteries uniquement grâce à sa blancheur, elle est assimilée aux plats de porcelaine, et paraît elle-même comestible. D'ailleurs, Marjolin la trouve à son goût, et souhaiterait vivement la dévorer.

2-Séduction, nourriture et débordement des appétits

Marjolin éprouve un fort désir pour Lisa qu'il vient admirer devant sa boutique. Elle est : "si ronde, qu'elle lui faisait du bien. Il éprouvait devant elle, une plénitude comme s'il eût mangé quelque chose de bon" (chapitre 4). Lisa est une belle femme (" La belle Lisa" (chapitre 2). Elle est un canon de beauté : sa peau est pâle et elle est bien en chaire. Son teint et ses rondeurs sont des signes d'aisance matérielle. Elle incarne l'idéal esthétique d'une société. De plus, :"L'apparence physique, résultat entre autres d'un comportement alimentaire, devient l'emblème de certaines qualités morales"15. Marjolin semble attiré non pas par ce qu'elle est, mais par ce qu'elle représente : un ventre repu et gras, une bonne petite bourgeoise. Il tente par la suite de la séduire en lui racontant comment ils abattent les volailles dans sa cave, puis il essaye de la violer. Lisa le frappe. Elle n'est pas à la recherche de sensualité, mais uniquement à la recherche de profits.

En effet, la séduction est liée à la nourriture, à la sexualité ou à l'argent dans le Ventre de Paris.

La liaison entre Lisa et Quenu est, par exemple, exclusivement financière. Lorsqu'il a rencontré Lisa dans une Rôtisserie, Quenu l'a épousée seulement après avoir vu le tas d'or qu'elle lui rapporterait. En effet, Lisa, après la mort de son oncle Gradelle, hérite de son commerce et découvre de l'or dans le saloir. Il s'agit d'une métaphore : l'or est aussi conservé comme un aliment. C'est celui-ci qui nourrit la relation des deux amants. Il n'y a pas d'amour sensuel, il n'y a pas d'amour charnel qui les lie, comme le souligne Catherine Gautschi-Lanz. La fabrication du boudin, qui tend à faire fructifier leurs revenus, semble davantage les rapprocher que leurs caresses inexistantes.

Enfin, Cadine, Marjolin semblent s'adonner à des festins orgiaques. En effet, Cadine et Marjolin organisent des festins avec Léon, l'apprenti charcutier de Quenu. Le vocabulaire employé est ambigu. Quel genre de chaire se mettent-ils donc sous la dent? "Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon, l'apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu'il portait une tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de la casserole, au fond d'un angle obscur de la rue de Mondétour, et qui prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçut le projet de contenter enfin une de ses envies les plus chaudes; lorsqu'elle rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut très-aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se léchant les doigts. Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c'était meilleur que ça. Le petit, pourtant, lui parut drôle, tout en blanc comme une fille qui va communier, le museau rusé et gourmand. Elle l'invita à un déjeuner monstre, qu'elle donna dans les paniers de la criée aux beurres. Ils s'enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et Léon, entre les quatre murs d'osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromage blanc venait d'une fruitière de la rue de la Cossonnerie; c'était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, était volé aux quatre coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulut pas rester à court d'amabilité, il rendit le déjeuner par un souper, à une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de saucisson, un morceau de petit salé, des cornichons et de la graisse d'oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, les soupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut des fêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, où Florent, les nuits d'insomnie, entendait des bruits étouffés de mâchoires et des rires de flageolet jusqu'au petit jour." Il y a confusion entre plaisir et désir alimentaires et sexuels : le repas est même servi dans la chambre de Léon. "Le dîner est l'espace privilégié de la métamorphose, la nourriture se transforme en un espace chargé de signes, frappés de tabous et d'interdits"16.Jules Barbey d’Aurevilly se moquait de cette alliance de sexe et de nourriture en soutenant (à propos de Zola) que : "le cochon l'excite". Zola portraitiste dès lors des personnages commandés par des pulsions et non par l'intellect, qui se meuvent dans le rythme de la décadence. Ils n'ont ni savoir-vivre, ni savoir-être. Ces repas sont carnavalesques, comme les Halles : l'ordre moral du monde est renversé.

Finalement, Zola semble décrire une société au bord de la dérive. Si les Gras triomphent à la fin du roman, ils seraient en fait en haut d'une pente qu'ils s'apprêtent à dévaler. Au travers des descriptions des aliments, Zola met en évidence la décadence d'une société, qui se noie dans ses propres débordements. Par exemple, la mère de Quenu est morte d'indigestion. En outre, Catherine Gautschi-Lanz souligne que : "Zola fait surgir l'image de la décadence qui dénonce le caractère trompeur des apparences (....) dans le Ventre de Paris, on "sue la santé", et c'est un signe décrépitude. Selon elle, La fin du Ventre de Paris annonce qu'une société soutenue par le second empire qui va s'effondrer. Jules Barbey d’Aurevilly disait d'ailleurs que « C’est ainsi qu’il [Zola] mêle le drame aux fromages. »

Le ventre de Paris est donc une littérature qui ne contente pas d'abreuver les sens, elle nourrit et fait grandir son lecteur. Au travers de la nourriture, l'auteur exprime sa vision du monde : celle d'une société dont le savoir scientifique et le progrès connaissent une apogée, tandis que les personnes qui la composent manquent de savoir-être et de savoir-vivre. Le Ventre de Paris ne se lit pas, il se dévore.

 

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1 Emile Zola, Le Ventre de Paris, Le livre de poche, coll. Les classiques de poche, 21/09/1971, 384 p.

2 Emile Zola, Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire -Tome I, Édition d'Armand Lanoux et Henri Mitterand, Bibliothèque de la Pléiade, n° 146, Juin 1960, 1808 p.

3 Comme le souligne Jules Barbey d’Aurevilly in Les Œuvres et les Hommes (3e série) – XVIII. Le roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902.

4 D'après Christopher Mead, "La pratique urbaine de l'architecture : Victor Baltard et les Halles centrales de Paris",  lors d'une conférence sur les Halles à l'occasion de l'exposition sur les Halles au musée d'Orsay, Paris, 2006 (http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/conferences/conferences-en-ligne/victor-baltard-et-les-halles-centrales-de-paris.html), consultée le 15 septembre 2014.

 

5 Archives de L'Office national de radiodiffusion télévision française, diffusé le 01 juillet 1971 et le 05 août 1972, consultées le 15 septembre 2014.

6Comme le souligne Charlotte Denoël,"Les Halles de Paris à travers l'hisoire", histoire-image.org., janvier 2007 (https://www.histoire-image.org/etudes/halles-paris-travers-histoire), consulté le 15 septembre 2014.

7 D'après Charlotte Cabot, best prof de lettres ever <3, je me fiche parfaitement que vous trouviez que cet argument ne soit pas scientifique. De toute façon, personne ne lit les notes de bas de page. La preuve : j'aime manger des licornes. Bisous.

8Emile Zola, Le Ventre de Paris, folio classique, ed. Robert Abirachet, Livre de Poche, coll. Les classiques de Poche, 30/01/2012, 355 p.

9D'après Christopher Mead, "La pratique urbaine de l'architecture : Victor Baltard et les Halles centrales de Paris",  lors d'une conférence sur les Halles à l'occasion de l'exposition sur les Halles au musée d'Orsay, Paris, 2006 (http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/conferences/conferences-en-ligne/victor-baltard-et-les-halles-centrales-de-paris.html), consultée le 15 septembre 2014.

7 D'après le dictionnaire CNRTL

8 D'après Emmanuel Bury, professeur agrégé de Littérature Classiques, lors de son cours dispensé aux deuxième années de Lettres Modernes, à l'Université Versailles Saint-Quentin,  2011. Best prof ever d'Histoire des Idées.

9 Emile Zola, Lettre à Jules Lemaître du 14 mars 1885, citée d'après Colette Becker et al. dictionnaire d'Emile Zola, Paris, Laffont, 1993, coll. "bouquins", p 322

10 selon Catherine Gautschi-Lanz, Le roman à table, nourriture et repas imaginaire dans le roman français 1850-1900

12 Joy Newton "Emile Zola impresionniste II" op. cit.

13 Dictionnaire CNRTL

14 Note de Catherine Gautschi-Lanz, dans Le roman à table, nourriture et repas imaginaire dans le roman français 1850-1900

15 Idée de Catherine Gautschi-Lanz

16 Remarque de Catherine Gautschi-Lanz

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